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TERMINOLOGIE LIBYQUE DES TITRES ET FONCTIONS
Par Salem Chaker
L’article fondamental de J.-G. Février : "La constitution municipale de Dougga à l’époque numide" (1964-5) a marqué une étape importante dans la recherche sur le libyque et la civilisation des Libyens urbanisés. J.-G. Février y mène un examen méthodique des fonctions municipales attestées dans les inscriptions libyques de Dougga (RIL 2 à 11) et aboutit à un ensemble de conclusions et d’hypothèses prudentes sur l’organisation municipale des Libyens et les influences puniques qu’ils ont pu subir sur ce terrain. Si j’aborde à nouveau cette question, c’est que, me semble-t-il, certains compléments et développements peuvent désormais être apportés à l’approche de J.-G. Février. L’inventaire des fonctions étudiées par Février est strictement délimité et ne concerne que Dougga. Or cette liste peut être augmentée par l’exploitation systématique du Recueil des Inscriptions Libyques de Chabot, mais aussi par les données contenues dans certaines inscriptions publiées depuis. De plus, l’approche de Février est presque exclusivement menée par rapport à la titulature punique. Cette option était évidemment nécessaire et inévitable à l’époque mais elle ne paraît ni concluante ni suffisante ; sur les six titres libyques étudiés par James-Germain Février :
- trois sont purement et simplement translittérés en punique,
- deux sont rendus dans cette langue par des adaptations approximatives (plutôt que par de véritables traductions),
- un seul terme (GLD, "roi") fait vraiment l’objet d’une traduction (punique MMLKT), avec identité partielle des signifiés. Ce constat, établi d’ailleurs par Février lui-même, justifie à lui seul que le berbérisant tente une approche nouvelle de ces matériaux, fondée sur les données linguistiques internes au berbère.
Par ailleurs, au cours des vingt cinq dernières années, les travaux des spécialistes de diachronie et de protohistoire berbères (Rössler, Garbini, Prasse, Galand, Camps... Cf. bibl.) ont permis de réaliser quelques progrès dans la connaissance des formes anciennes du berbère, dans l’analyse et l’interprétation du libyque et les conditions d’usage de l’écriture. Ces apports, aussi modestes soient-ils, doivent naturellement être pris en compte dans l’étude des titres libyques. Il y avait, on le voit, toute une série de raisons qui rendaient nécessaire un examen réactualisé de la question.
La liste des titres étudiés par Février comprenait six termes dont la succession, probablement hiérarchique, est fondée sur l’ordre d’apparition à l’intérieur des inscriptions RIL 2 à 11 : 1. GLD 4. GZB 2. MSWN(H) 5. GLDMSK 3. MSSKW 6. GLDGMYL/GLDGYML A cet inventaire de titres dont la nature est bien établie en raison de l’existence de bilingues libyque/punique dans la série des inscriptions de Dougga, on peut rajouter, sur la base d’un dépouillement systématique du RIL, les formes suivantes : 7. MNKD(H) 9. MSW(H) 8. MSKR(H) 10. MDYT(H) ainsi que le groupe 11. MSWH MNKD(H) Dans cette liste additionnelle certains termes sont indubitablement des titres ou fonctions (MNKD(H), MSW(H) : leur fréquence, l’existence de bilingues (punique, latin/libyque), voire de translittérations puniques, permettent d’arriver à cette certitude. Pour les deux autres (MSKR(H), MDYT(H)), il ne s’agit que de probabilité car on pourrait également avoir affaire à des ethnonymes, comme l’a soutenu G. Camps (1961 : 248-250) qui propose de voir dans MSKR(H) le correspondant libyque de MISICIRI, nom d’une gens. Nous reviendrons en détail sur ce point un peu plus loin (§ 9). Naturellement, ces compléments que nous proposons d’intégrer dans la terminologie libyque des titres et fonctions nous font sortir du strict domaine des "fonctions municipales" sur lequel Février avait focalisé son attention. Mais nous verrons ultérieurement que cette délimitation n’avait pas de bases linguistiques proprement dites : au contraire, tout indique que la nomenclature étudiée par Février n’avait en fait rien de strictement "municipal".
LES TITRES DE DOUGGA
1. GLD, "roi". Traduit en punique par (H)MMLKT, primitivement "royauté", puis "roi, majesté".
Attesté à Dougga dans les inscriptions RIL 2, 3, 4, 5, 10 et 11 qui livrent à elles seules 40 occurrences de la suite GLD, en forme isolée ou dans un complexe (9 cas). La forme semble rare en dehors de Dougga puisque le RIL n’en livre qu’un seul autre exemple (RIL 893 GLDRT). On l’a relevé également une fois dans le complexe GLDMSK attesté dans une inscription provenant de la région de Lakhdaria (ex-Palestro ; Cf. Chaker 1977).
Pourtant, GLD est indubitablement l’ancêtre du terme pan-berbère actuel agellid, "roi", attesté dans l’ensemble du domaine berbère, de la Libye au Sud Marocain, à l’exception du touareg qui semble l’ignorer (Cf. Chaker 1985). Le terme moderne se présente sous la forme fondamentale : agellid/igeldan (kabyle, chleuh...) ou, dans les dialectes qui connaissent l’évolution /g/ > /ž/, /š/ (Mzab, Ouargla, Tunisie, Libye...), sous la forme : ažellid, ašellid.
Partout, le sens actuel est celui de "roi", avec une forte connotation d’omnipotence : il s’agit d’un monarque très puissant, souvent même de Dieu, notamment dans la poésie religieuse (agellid ameqq°ran, "le grand roi" est une dénomination courante de Dieu). La signification actuelle est formellement confirmée pour le Moyen Age par les auteurs arabes (notamment Ibn Khaldoun, I : 184). En libyque, la signification de GLD paraît plus ouverte : le terme s’applique aussi bien à des rois véritables (Massinissa, Micipsa...) qu’à des magistrats municipaux (les premiers d’entre eux) à Dougga : RIL 2 : 6. MSNSN GLDT’ (Massinissa) 7. GLD MKWSN (Micipsa) 8. ŠFT GLDT’ (les deux premiers magistrats 8. WFŠN GLDT’ de la ville). La signification ancienne devait probablement être celle de "chef, responsable, maître...". Cela est nettement confirmé par le fait que GLD entre dans la construction de complexes comme GLDMSK, GLDGMYL, peut-être GLDRT, dans lesquels il ne peut avoir d’autre sens que celui de "chef, responsable de..." puisqu’il s’agit de fonctions spécialisées, de second rang. Du reste, la toponymie berbère actuelle et certains usages corroborent cette valeur ancienne : Geldaman, nom d’un massif de Petite Kabylie (Camps-Fabrer 1985), s’interprète à l’évidence comme "Maître des Eaux" plutôt que "Roi des eaux".
On est donc en droit de supposer que le terme GLD/agellid, à partir d’un sens primitif de "chef, maître, responsable..." s’appliquant à des fonctions extrêmement diverses, s’est peu à peu spécialisé et restreint à la signification "roi", ceci entre l’Antiquité et la période médiévale ; avec probablement, comme le suggère G. Camps (1985), une connotation civile et/ou religieuse (qui expliquerait du reste les valeurs actuelles de agellid). A date ancienne GLD a dû avoir une acception qui ressemble étrangement à celle de l’actuelle amrar qui désigne aussi bien le "chef de village", le "chef de tribu", le "chef de guerre", le "chef de confédération"... que le "Président de la République" ! On constate d’ailleurs curieusement que ce terme pan-berbère amrar est totalement absent du vocabulaire libyque. GLD occupait peut-être dans le champ lexico-sémantique du pouvoir la "case" de l’actuel amrar : un titre non spécialisé désignant une gamme très large de "responsables".
2. MWSN(H). Rendu en punique par rbt m’t, "chef des 100". Attesté à Dougga (RIL 2, 3, 4, 10, 11) par 17 occurrences, mais également présent ailleurs : RIL 26, 634, 915 et, peut-être, 621. Le paradigme des différentes séquences relevées démontre que le terme lui-même doit être réduit à la forme MWSN puisque la dernière lettre (H) alterne avec d’autres caractère sou zéro : RIL 2 MWSNH RIL 10 MWSN 3 MWSNT’ 11 MWSNT’ 4 MWSNT’ 26 MWSNT’ La dernière lettre (H ou T’ dans l’inventaire ci-dessus) représente certainement un affixe (grammatical) non obligatoire.
Se fondant sur le correspondant punique, Chabot (RIL) traduisait MWSN par "chef de cent". Il convient de poser nettement que MWSN n’est pas (et ne contient pas) un nombre (100) en berbère. Le titre punique est en tout état de cause une adaptation et non une traduction littérale : MWSN ne peut s’analyser en "chef + 100". Mais il est néanmoins possible que le titre ait désigné, comme le suggère Février, le président d’un conseil de notables (peut-être composé de 100 personnes) de la cité. Mais on hésitera à traduire le libyque MWSN par "Président du Conseil des Cent" dans la mesure où une telle traduction s’appuie entièrement sur la valeur précise du terme punique et implique un a priori "puniciste" quant à l’organisation municipale des Libyens. Or, rien n’exclut que la titulature traditionnelle phénico-punique ait été plaquée sur des réalités et pratiques libyennes assez différentes de celles du monde phénicien.
Du point de vue de sa formation, le terme MWSN présente la structure, classique en berbère, d’un Nom d’Agent (préfixe am-) issu d’une racine WSN que l’on rapprochera du verbe pan-berbère issin/ssen, "savoir", "connaître". La morphologie de ce verbe et les divers nominaux qui en dérivent (tous avec vocalisation en /u/) : tamussni/ussun, tussunt "savoir, connaissance, science", (kabyle, touareg), permettent de penser que la forme actuelle issin/ssen provient d’un ancien *WSN. Les dialectes touareg et kabyle connaissent un Nom d’Agent formé sur le radical issin/ssen qui est sans doute la réalisation moderne de MWSN :
- kabyle : amussnaw "sage, savant"
- touareg : amûssen "homme expérimenté..." La longueur de la voyelle touarègue (/û/) nous renvoie immédiatement à la semi-voyelle /w/ de MWSN et l’on postulera une forme libyque : (a)-M(°a)WSaN = "sage..." (type actuel a-m-(a)kraz) Ce n’était évidemment pas un terme spécifique à la nomenclature des titres et fonctions municipales, mais il a pu, à Dougga et dans les cités libyennes, se spécialiser dans cette sphère d’usages.
3. MSSKW, translittéré en punique par MSSKWY. Attesté à Dougga (RIL 2, 3, 4, 5, 10, 11). Souvent accompagné de l’affixe -T’ déjà rencontré avec GLD et MWSN.
Février suggère prudemment qu’il s’agit d’un magistrat chargé des questions financières (p. 87). On peut évidemment être perplexe devant le fait que le punique se contente de translittérer le titre libyque. Cela tend à accréditer l’idée qu’il s’agit d’une fonction spécifiquement libyenne, ce qui n’est pas le cas d’un "responsable des finances" puisque cette attribution était connue et dévolue à l’un des rab dans l’organisation punique (aux dires de Février lui-même : p. 87-88).
En fait, les données linguistiques berbères nous orientent dans une toute autre direction. Dans le cadre du système de formation des mots en berbère, MSSKW ne peut guère être qu’un Nom d’Agent (préfixe (a)m- formé par un thème verbal dérivé S-SKW (préfixe dérivationnel s- de "factitif"). La racine servant de base de dérivation étant : SKW. D’un point de vue purement formel, on peut poser sans grand risque : MSSKW < M-S-SKW avec une vocalisation possible : (a)MS(e)SKaW (ameseskaw) qui peut être interprété : "celui qui fait SKW". Reste alors, au niveau sémantique, à identifier cette racine SKW. Le seul rapprochement plausible peut être fait avec la racine pan-berbère : SK(W) dont l’une des significations est : "construire, bâtir...". Cette racine est actuellement surtout connue dans les parlers "orientaux", sous des formes très voisines :
- Ghadames : usek (Lanfry 1968 : 333/365)
- Mzab : esc (Delheure 1984 : 200)
- Ghat : esk (Nehlil 1909 : 132)
- Nefoussa : esc (Motylinski, 1898 : 124)
Il est très probable que le verbe de la tamazirt du Moyen Atlas marocain (Zemmour, Zayan...) esk, "monter, dresser une tente" (Laoust 1935 : 32-33) et les nominaux qui en dérivent : (t)ameskiw(t), "montage de la tente" ne sont que des variantes locales de la même racine, avec perte de l’emphase de la sifflante /s/. Le phénomène d’alternance (régionale ou morphologique) entre une emphatique et une non-emphatique (/s/-/s/, /d/-/d/...) n’est pas rare en berbère : les emphatiques, même radicales, sont marquées par une instabilité ancienne et pan-berbère (Cf. aydi "chien"/idan "chiens"... Voir chap. 16). Il est parfaitement bien attesté pour les sifflantes puisque le touareg Ahaggar possède simultanément esku = "enterrer" et azekka = "tombe" qui supposent une racine alternante : SK(W) / ZK(W).
Ce verbe SK(W)/SK(W), "construire", est donc attesté dans la plupart des parlers orientaux et au Maroc, ce qui en établit avec quasi certitude le caractère ancien et pan-berbère. D’ailleurs, si l’on tient compte de la structure du système phonologique fondamental berbère qui ne peut connaître qu’une seule emphatique dans chaque ordre de localisation (ici les "sifflantes"), on doit admettre que SK(W) est apparenté à la racine SK(W)/ZK(W) "enterrer, inhumer" qui a donné le lexème nominal pan-berbère : azekka/izekwan "tombe(s)". L’évolution sémantique pourrait s’expliquer par une spécialisation SKW : "construire" > "édifier un monument funéraire" > "enterrer". On suggèrera le schéma d’évolution générale suivant : berbère ancien berbère moderne SKW > 1. SK(W)/SK : "construire, bâtir" "bâtir, construire, édifier" (dialectes orientaux, Maroc central) > 2. ‘KW/SKW : "édifier un monument funéraire" > "enterrer" → azekka : "tombe" (pan-berbère)
La signification spécialisée secondaire : "édifier un monument funéraire/enterrer" se serait étendue sans pour autant avoir totalement éliminé le sens premier ancien ("construire") maintenu en quelques points du domaine. Si ces rapprochements et hypothèses d’évolution sont exacts, SKW est bien le terme pan-berbère ancien pour "construire, bâtir". On renvoie bien sûr en la matière aux travaux essentiels de Gabriel Camps sur les rites et monuments funéraires pré- et protohistoriques nord-africains : il ne fait guère de doute que les constructions en dur des Berbères anciens ont d’abord été des monuments funéraires, ce qui expliquerait cette relative confusion/proximité entre les notions de "construire" et "enterrer".
Le MSSKW est alors : "celui qui fait construire". K.G. Prasse (1972 : 158) propose même : "l’architecte". A ce stade, il n’est évidemment plus possible d’être trop précis, mais le sens général paraît circonscrit ; on peut hésiter entre : "responsable de la construction", "conducteur des travaux", "chef de chantier" ou "architecte"..., fonctions probablement confondues à cette époque. On est bien loin, on le voit, du "magistrat financier" de J.G. Février.
4. GZB, translittéré en punique par gzby. Attesté à Dougga (RIL 2, 3, 5, 10, 11) et souvent associé à l’affixe -T’ (RIL 3, 5 et 11).
C’est, au dire de J.G. Février, un "personnage énigmatique entre tous" (p. 88). La version punique semble dans ce cas ne fournir aucun point d’appui. Le lexique berbère actuel ne comporte pas, à première vue, de racine gzb. Mais le touareg offre pourtant une piste intéressante, bien qu’hypothétique. Ce dialecte possède un verbe à deux consonnes radicales agez "garder, surveiller, prendre soin de, défendre, protéger..." (Foucauld, I : 489 ; Alojaly 1980 : 63) qui provient selon toute probabilité d’une racine tri-consonantique plus ancienne. Si l’on admet que ce verbe a pu perdre en position finale une labiale (/b/ ou /w/) qui sont réputées être des radicales "faibles" en berbère, le personnage devient peut-être moins énigmatique. Le GZB pourrait être le "surveillant", "le contre maître" ou "l’inspecteur" de la construction. Le rapprochement GZB/agez est du reste étayé par les correspondances phonétiques : /b/, /b/, /w/, zéro que l’on peut relever entre le libyque et le berbère moderne ou entre différents dialectes berbères actuels, par exemple : Ghadames Touareg Kabyle Chleuh rneb rnu rnu rnu = "vaincre" (Cf. également le nom même de la ville de Dougga qui semble avoir connu deux variantes concurrentes : l’une transmise par le latin : Tugga (< T(a)wgga) et l’autre par le libyque : TBGGa, dans lesquelles une labiale /b/ correspondant à /u/). Ceci étant, on doit reconnaître que l’on manque de jalons entre le GZB libyque et agez touareg et que cette dernière forme est assez isolée et ne se retrouve pas, apparemment, dans le reste du berbère.
Sur le plan de sa morphologie précise, GZB n’a pas la forme canonique du Nom d’Agent (préfixe m-) alors que le touareg a bien amâgaz : "gardien...". Mais il pourrait cependant s’agir d’un schème - plus rare mais attesté pour les verbes trilitères : aCCaC (Cf. argaz, "homme") ou aCC:aC (type sémitique qatta:l). Dans cette hypothèse, GZB serait relu : (a)gezzab ou (a)gzab.
5. GLDMSK, rendu en punique par : ’dr hms h’s, "Chef des Cinquante". Attesté dans quatre inscriptions de Dougga (RIL 2, 3, 10, 11), mais également dans une stèle provenant de l’Algérie centrale (Chaker 1977).
Il s’agit bien évidemment d’un complexe GLD + MSK, "Chef, responsable de...". St. Gsell (HAAN, V : 135) a proposé l’interprétation : "préfet de police..." vis à vis de laquelle Février se montre réservé (p. 88). Lui, y verrait plutôt le "Président d’une commission sénatoriale de 50 membres". Il appuie son hypothèse sur le rôle du nombre 5 (et de ses multiples) dans l’organisation de la cité phénico-punique. Le système des pentarchies carthaginoises aurait pu servir de modèle aux Libyens urbanisés. Février évoque même la possibilité que le second composant (MSK) de l’ensemble GLDMSK puisse représenter le nombre 50 en libyque. Cette hypothèse (certes formulée prudemment) est parfaitement insoutenable, sauf à admettre que le système de numération berbère actuel est tout à fait différent de celui de l’époque libyque. A partir des données berbères, rien ne permet de voir dans MSK le nombre 50.
Si l’on se replace dans le cadre du système morphosyntaxique berbère, MSK peut être un dérivé (certainement un nominal du fait de sa position après GLD) d’une racine SK qui a toutes les chances de n’être qu’une variante réduite de SKW, "construire" étudié précédemment dans MSSKW. En position finale, /w/ est assez instable en berbère et l’on a vu que la racine SK(W)/ZK(W) était à l’origine de nombreuses formes berbères à base SK/ZK : esk, esc, esku... "construire/enterrer" azekka (sing.) mais : izekwan (plur.), "tombe".
On admettra que MSK est un nominal dérivé par préfixe m- de SK(W) "construire". Les dérivés à nasale sont généralement des Noms d’Agent, mais aussi, plus rarement, des Noms d’Action Verbale ; un bel exemple, opportun, se trouve en tamazight du Maroc : tameskiwt : "action de monter la tente". On peut donc hésiter entre :
- M-SK : Nom d’Agent issu de SK(W), "construire" > "constructeur", "bâtisseur", "maçon", et :
- M-SK : Nom d’Action Verbale issu de SK(W), "construire" > "construction". Dans la première hypothèse (retenue par Prasse 1972 : 158), GLD-MSK serait le "Chef des maçons". Dans la seconde, GLD-MSK serait le "Responsable de la construction".
Si l’on opte pour GLD-MSK = "Chef des maçons", MSK est un pluriel interne (à alternance vocalique) puisqu’il ne porte pas la finale -N, marque habituelle du pluriel. Une vocalisation berbère moderne pourrait être : *(a)gellid (i)musak = chef (des) maçons". Il y a cependant une difficulté morphologique réelle car pour un verbe à 3ème radicale /w/ instable, (SKW/SK), on attendrait un pluriel avec restitution de la semi-voyelle, sur le modèle de : ameksa (sing.), "berger"/imeksawen (plur.) du verbe eks < KS(W), "paître" et donc, en théorie : *(a)meska/(i)meskawen).
En revanche, si l’on choisit GLD-MSK = "chef/maître de la construction", MSK est normalement un singulier et le complexe aurait en berbère moderne une forme : *(a)gellid (u)meska. Mais, si les Noms d’Action Verbale à préfixe nasal sont connus en berbère, ils sont cependant assez rares et sont pratiquement toujours de forme féminine (marque t—(t) ; Cf. tameskiwt, "montage de la tente"). En fait, pour un verbe SK(W), on attendrait en berbère moderne un Nom d’Action Verbal en : tasekkawt/tiski (mozabite : tisci) aska(w) (mozabite : asca , Dallet 1970, n° 877 et Delheure 1984 : 200). tameñkawt/timeskiwt (ou meskiwet, sans la marque initiale)... Les deux analyses soulèvent donc quelques problèmes morphologiques secondaires.
Mais, globalement, l’interprétation MSK = "maçons" est la plus plausible car elle s’intègre bien dans l’inventaire des fonctions énumérées à Dougga, alors que l’hypothèse MSK = "construction" poserait le problème de la distinction entre le MSSKW, "celui qui fait construire", "l’architecte" et le GLD-MSK, "responsable de construction" (?). Comme Karl Prasse, on penchera en définitive plutôt pour : GLD-MSK = "chef des maçons". Une fois encore, on est bien loin du punique et du "Président d’une commission sénatoriale de 50 membres".
Quelle que soit l’interprétation que l’on retienne, on notera que la relation de dépendance entre les deux noms (GLD et MSK) n’est pas marquée par une préposition. Cela implique que le seul indice en est la position et/ou une éventuelle marque d’état d’annexion (vocalique, donc non représentée dans la graphie) à l’initiale du nominal déterminant. Il n’est pas non plus possible de décider sur la base des formes attestées si l’on a affaire à un composé (Nom + Nom = 1 unité lexicale) ou à un syntagme (Nom ← Nom = groupe à "complément de nom").
6. GLD-GYML(N)/GLD-GMYL(N), translittérés en punique : gldgyml. Attesté à Dougga dans les inscriptions RIL 2, 3, 5, 10 et 11, avec de légères variations de formes : RIL 2 = GLDGMYL RIL 10 = GLDGYML (-) RIL 3 = GLDGYMLN RIL 11 = GLDGYMLN RIL 5 = GLDGYMLN La notation de RIL 2 étant unique, on peut considérer qu’il s’agit d’une erreur du lapicide ; d’autant que le texte punique donne également une translittération gldgyml.
La finale -N est certainement un suffixe de pluriel (nominal) et l’ensemble est évidemment un complexe : GLD + GYML(N) = "Responsable des ...". C’est ce titre qui serait, pour le berbérisant, le plus énigmatique. Remarquant que les fonctions spécifiquement religieuses n’ont pas été mentionnées jusque là, Février suggère, à titre d’hypothèse : "Chef des prêtres" (rab koíanim punique). Mais il serait assez curieux que le punique se soit contenté de translittérer gldgyml pour désigner une fonction parfaitement connue dans le monde phénico-punique. A moins, bien sûr, d’admettre que les habitants de Dougga ne connaissaient que très approximativement la langue punique, ce qui n’est pas impossible après tout.
En tout état de cause, le berbérisant reste perplexe devant GYML et aucune interprétation un peu sérieuse ne s’impose. Dans la logique du système de titres que nous avons établi précédemment, on peut penser que le GLD-GYMLN est le responsable d’une catégorie particulière d’artisans ou d’ouvriers qui interviennent dans la construction du monument. Dans ce cas encore, on notera que le rapport de détermination entre GLD et GYMLN n’est pas indiqué par une préposition. * Ce réexamen, dans un cadre berbère, de la titulature de Dougga permet, de dresser un inventaire hiérarchique cohérent, en accord avec les circonstances précises de la construction d’un monument officiel. Si l’on s’appuie sur la classique inscription RIL 2, on obtient la succession suivante :
1. GLD = Roi (Massinissa...) 1’ GLD = Premiers magistrats de la cité (au nombre de deux) 2. MWSN = "Sage" (magistrat de haut rang, 2ème personnage de la cité) 3. MSSKW = "Architecte", "Celui qui fait construire" (responsable de la construction) 4. GZB = "Surveillant, inspecteur des travaux, contremaître" 5. GLD-MSK = "Chef des maçons" 6. GLD-GYML(N) = "Chef des..." (probablement une catégorie particulière d’artisans).
On oserait presque une comparaison avec les rubriques que l’on peut trouver sur les panneaux réglementaires à l’entrée de tout chantier moderne, avec énumération du maître d’oeuvre, des différents corps de métiers, de l’organisme de contrôle... !
LES AUTRES TITRES
7. MNKD, lat. : imperator. Le RIL en livre une quarantaine d’attestations. Le titre n’est pas représenté à Dougga, mais on le trouve dans un bilingue punique/libyque (RIL 31).
MNKD est le plus souvent accompagné du suffixe H (MNKDH) qui doit être, comme on l’a vu à partir des titres étudiés précédemment, un affixe grammatical. On relève un nombre d’occurrences MNKD sans le H final (RIL 83, 84, 124, 343, 440, 713, 716, 1076, 1079,...) qui confirme cette analyse. Dans un texte punique de Tripolitaine (Levi della Vida 1935), une translittération mynkad répond à imperator latin. Par ailleurs, MNKD(H) apparaît très souvent dans le groupe MSWH MNKDH (20 cas sur 40 dans le RIL), rendu dans quelques inscriptions bilingues latin/libyque par : veteranus (RIL, 85, 146, 151, 193) et l’on a proposé depuis longtemps d’analyser MSWH MNKDH = veteranus en "soldat de l’empereur". On a donc deux indices sérieux pour admettre une interprétation MNKD = imperator.
Mais il s’agit, là encore, très certainement d’un terme au départ faiblement spécialisé. C’est le renforcement de la présence romaine qui impulse la tendance à un resserrement sémantique (MNKD = imperator), tandis que GLD reste le terme traditionnel pour désigner les royautés indigènes (voir Camps 1985). Dans de nombreux cas il est en effet impossible que MNKD puisse avoir la valeur imperator. Très souvent, il suit de façon immédiate un nom propre qu’il qualifie, alors que bien évidemment le personnage n’était pas imperator ! C’est le cas en :
- RIL 113 : YŠLM MSKRH MNKDH 125 : KNZ MNKDH ... 343 : ZBYW MNKDH ... (et aussi : 440, 592, 716, 1076, 1107 ...)
Bien sûr, certaines de ces occurrences peuvent être des noms propres car on peut être sûr que l’on a pu s’appeler MNKD, comme on s’est appelé GLD/Agellid (au Moyen Age) ou, actuellement encore, Amrar. Mais dans la plupart des inscriptions (comme ci-dessus), il s’agit à l’évidence d’une qualification du personnage précédemment nommé.
On doit donc admettre que la signification primitive de MNKD était, comme celle de GLD, assez large. D’un point de vue hiérarchique, elle se situait sans doute à un niveau proche de GLD, avec certainement des connotations différentes. Peut-être, comme le suggère Camps (1985), GLD était-il plus "civil" et "religieux" alors que MNKD était "militaire" (quelque chose comme du latin ou Herzog germanique) ? J’inclinerais personnellement pour une signification de base : "officier, personne qui assure un commandement militaire" ; on trouvera en § 11 (MSWH MNKDH) des données qui militent en faveur de cette hypothèse.
Plusieurs auteurs, dont Février, ont cru reconnaître MNKD dans l’amenûkal touareg qui désigne le chef d’une confédération (élu par les chefs de tribus dans une lignée noble). Le rapprochement était évidemment tentant et la ressemblance de forme et de sens troublante. Je propose au chapitre 14 une analyse critique détaillée de cette assimilation MNKD = amenûkal. Disons simplement ici que le berbérisant reste réservé et ne peut considérer ce rapprochement comme démontré. A partir des données lexicales berbères actuelles, MNKD ne peut s’expliquer que comme un Nom d’Agent (préfixe m- issu d’une racine nkd. Le touareg fournit une clef possible : nked = aller au devant de", d’où amankad = "personne qui va au devant de " (Foucauld, III : 1368). L’émergence d’une signification spécialisée "roi, chef suprême" n’est pas inconcevable à partir du sens actuel touareg.
8. MSKR-(H) (?) Plus de 50 attestations dans le RIL Dans plusieurs cas, le H final est absent : RIL 92, 316, 317, 356, 551, 552. En RIL 551, on a même une séquence nouvelle MSKRTH qui confirme que le mot a bien la forme MSKR et permet de poser l’existence d’un suffixe -TH.
G. Camps s’est penché il y a déjà longtemps (1961 : 248-250), sur cette séquence et sur celle qu’il considère comme étant son correspondant latin : MISICIRI. Pour lui, il s’agit d’un ethnique, un nom de tribu. Il est sûr que l’ensemble des données collationnées et cartographiées par G. Camps est assez convaincant. Il y a une concentration et une superposition géographiques nettes des occurrences de MISICIRI et du libyque MSKR-(H) ; la thèse de l’ethnonyme peut être considérée comme forte. D’autant que les inscriptions latines posent indiscutablement l’existence d’une Tribu Misiciri. Pourtant, la question doit être réouverte car plusieurs difficultés surgissent de l’examen des textes libyques et je n’exclue pas que MSKR soit en fait un titre, une fonction ou une formule funéraire comme l’avait déjà envisagé St. Gsell. D’une part, sa fréquence est exceptionnellement élevée et s’apparente à celle de deux autres séquences MNKD et MSWH qui sont indubitablement des titres ou fonctions. D’autre part, l’instabilité du (H) final - que nous considérons comme un affixe grammatical (déictique ou personnel) - comparable à celle que l’on a constatée pour les autres titres (MNKD/MWSN), permet de penser que l’on a affaire à un nom commun plutôt qu’à un nom propre : un ethnique serait difficilement combinable avec un morphème de type possessif ou démonstratif ou autre. Dans plusieurs inscriptions, MSKR-(H) apparaît dans une énumération de titres et fonctions : RIL 74 : DDB est : MSKRH, MSWH 113 : YŠLM est : MSKRH, MNKDH 146 : KTH W MSWLT est : MSWH, MNKDH, MSKRH 295 : TYY W NLMT est : MSWH, MSKRH 339 : DBR est : MSWH, MSKR 350 : ZYK est : MSKRH, MSWH 358 : MRY est : MSKRH, MSWH, MNKDH 360 : SLSN est : MSKRH, MSWH, MNKDH On constate que dans plusieurs cas l’énumération commence par une fonction (MSWH...).
Dans une inscription au moins (RIL 182), le texte commence directement par MSKRH, ce qui semble plus convenir à une fonction ou un titre qu’à un ethnique. Plusieurs fois, en outre, la filiation du défunt (X fils de Y = X w Y) est interrompue par le segment MSKRH : RIL 101 : DSMS MSKRH W SWRH 289 : MGDL MSKRH W ZYDH 350 : ZYK MSKRH W STR Cela paraît aussi plus concevable si MSKRH est un titre ou une fonction. Cette rupture de la filiation ne se rencontre ailleurs qu’avec des titres ou fonctions : RIL 31 : BHNH MSWH W Y FDT 126 : MGG MSWH MNKDH W SDKSN 524 : NMZDYT MNKDH W SHSN 601 : MSNT MSWH W THL 690 : DZTSN NDYTH W MLTN 1107 : Y.MLF MNKDH W Y.BKHŠN
On notera également que la fréquence particulièrement élevée de MSKR-H (plus de 50 occurrences) en fait l’un des termes les plus répandus du fonds libyque (le 3ème ou le 4ème). Ce serait tout de même assez étonnant pour le nom d’une tribu qui n’a pas, que l’on sache, joué un rôle particulièrement éminent et qui n’est que très peu citée par les auteurs antiques. De plus, le terme libyque a une aire de dispersion relativement large.
Dans plusieurs cas, MSKR(H) est associé dans la même inscription à une autre séquence (ÉSRMMH) qui semble bien être, elle, un ethnonyme : RIL 144 : YLSNF W BNL SRMMH MSKRH 146 : KTH W MSWLT MSWH MNKDH MSKRH SRMMH 147 : MYG SRMMH MSKRH 152 : MSTS W MSYHR(N) SMRMMH MSKRH
Une double identification ethnique serait un peu étonnante et demande, en tout état de cause, à être expliquée.
Enfin, dans les trois bilingues latin/libyque qui comportent MSKR-H (libyque) ou MISICIRI (latin), il n’y a jamais correspondance entre les deux versions : RIL 145 latin : Trib. Misiciri libyque : SRMMH et ne comporte pas MSKR(H) RIL 146 libyque :...MSKR(H) SRMMH Latin : ne semble pas contenir d’ethnique RIL 252 latin : Tribu Misiciri libyque : pas d’ethnique (connu) RIL 288/289 : libyque : ...MSKR(H) latin : ne contient pas d’ethnique. On le voit, les données libyques ne sont pas absolument nettes et il manque une correspondance claire libyque MSKR(H)/latin Misiciri pour emporter la conviction et retenir définitivement l’interprétation de Camps.
Si l’on considère MSKR comme un nom commun, ce pourrait être un Nom d’Agent (préfixe m-) sur une racine SKR. Or, le berbère possède un verbe pan-berbère (chleuh, touareg, kabyle...) : Sker = 1. "faire/être fait" (chleuh) 2. "être bien fait, correct, comme il faut, convenable..." (kabyle). Ce sens est particulièrement bien représenté en touareg (Alojaly 1980 : 171) et en kabyle où c’est même le seul vraiment vivant (Dallet 1982 : 768). 3. "être stable, reposer sur sa base, à plat..." (touareg) Le dérivé nominal qui correspondrait à MSKR est ameskar, qui peut donc avoir comme signifié général : 1. "celui qui fait, l’agent..." 2. "qui est correct, convenable..." 3. "qui est stable, qui repose à plat..." Le sens (2) ne serait pas surprenant sur une tombe, après le nom du défunt. On peut même imaginer que ameskar, "homme convenable, homme de bien..." puisse correspondre régulièrement au latin pius vixit. Ce qui expliquerait son exceptionnelle fréquence. On pourrait également envisager le sens (1), "celui qui fait, agent..." à partir duquel un usage plus spécialisé, couvrant une fonction particulière, aurait pu émerger. Mais, surtout, la signification (3) serait parfaitement adaptée au contexte funéraire : "celui qui gît/repose". D’autant que le sens "reposer" retenu par le touareg est certainement le plus ancien puisqu’il est maintenu dans des dérivés nominaux apparentés relevés aussi bien en kabyle qu’au Maroc : uskir = "plat de cuisson" (de forme plate).
Au plan sémantique et formel, rien ne s’oppose donc à ce que MSKR soit un nom commun : un qualificatif général ("homme de bien") ou la dénomination d’une fonction qui resterait à identifier plus précisément ou plus probablement encore, un qualificatif funéraire ("le gisant").
9. MSWH. "Garde, soldat". Le RIL en livre environ 90 occurrences (dont une vingtaine dans la succession MSWH MNKD-H). Le H final de ce segment est toujours présent, ce qui indique qu’il fait bien partie du mot.
Rappelons que la séquence MSWH MNKDH semble correspondre dans les bilingues latin/libyque à veteranus et a été interprétée depuis longtemps en "soldat (de) l’empereur" puisque MNKDH est rendu par imperator en latin. MSWH serait donc "le soldat".
L’examen de la formation de ce terme corrobore largement cette hypothèse. MSWH peut être un Nom d’Agent (préfixe m-) dérivé d’un thème verbal SWH qui pourrait être lui-même un dérivé ("factitif") en S- d’une racine WH. Or, il existe deux verbes pan-berbères - sans doute apparentés entre eux du reste - qui peuvent avoir servi de base de formation à un dérivé de forme MSWH : a)- awr (> aher, ar...) [pan-berbère] = "prendre (par violence)" (touareg, kabyle, Maroc..) b)- awr/ewer [pan-berbère] = "arrêter, empêcher d’aller plus loin, empêcher de passer, retenir" (touareg, Foucauld, II : 1526 ; Alojaly 1980 : 196-7) et : "paître" (ta mazirt du Moyen Atlas : Mercier 1937 : 313. Taïfi 1983 : 82, note 2). Les dérivés en s- issus de ces deux verbes donnent :
- si(w)r (et autres formes) : "faire prendre...",
- siwer/sewer = "faire arrêter/retenir" (touareg)/"faire paître" (ta mazrt) Les Noms d’Agents en m- formés sur ces dérivés en s- sont :
- amsi(w)er = "homme qui fait prendre..."
- amsiwer = "homme qui fait arrêter/qui retient" (touareg) et, "pâtre, gardien de troupeau" (ta mazirt) Le dérivé amsiwer , "homme qui fait arrêter/paître" a un sens très voisin de "garde/gardien..." que l’on rapprochera aisément de MSWH = "soldat".
Au plan phonétique, on devra admettre, pour retenir cette étymologie, que le H final du libyque (dont l’identité phonétique n’a jamais été clairement établie : H n’est qu’une représentation conventionnelle) peut correspondre en berbère à /r/ (vélaire vibrante sonore). Cela n’a rien d’impossible puisque les zones de localisation postérieures du système consonantique berbère ont dû connaître des évolutions importantes, comme le révèle la comparaison avec le sémitique. J’ai déjà montré ailleurs (Chaker 1977), sur un autre exemple (MWSNH), que ce H final libyque pouvait effectivement être l’ancêtre de certains de nos /à/ actuels. L’évolution H > /r/ est ainsi confirmée par des indices convergents. On peut donc considérer l’hypothèse MSWH = amsiwer = "garde" comme sérieuse. On retiendra, sur la base du sémantisme berbère actuel, plutôt "garde" que "soldat".
10. MDYT(H). Plus de 20 exemples dans le RIL, dont plusieurs sans le H final (RIL 140, 542, 911, 949), démontrent que le terme doit être réduit à MDYT. Il pourrait, bien sûr, s’agir d’un ethnique ; dans un texte punique, il est simplement translittéré (RIL 31).
Mais là encore, la compatibilité avec l’affixe H dans lequel nous voyons un morphème grammatical, constitue un obstacle sérieux : un nom propre (nom de tribu ou autre) ne peut guère se combiner avec une marque grammaticale. Nous inclinerions plutôt à y voir une fonction ou un titre vu sa fréquence et sa grande dispersion géographique. De plus, on relève en RIL 31 une séquence immédiate MDYT-H MNKD- (peut-être aussi en 557) qui semble parallèle au "classique" MSWH MNKD-(H) ("garde (de) l’empereur"), qui inciterait à voir dans MDYT une fonction.
D’autre part, de même que MSKR-H, MDYT-H apparaît dans des successions qui ont toutes les apparences d’une énumération de titres, fonctions ou qualités attribués au défunt : RIL 1113 : KNYDN W YFYN est : MDYTH, MSWH... 1107 : Y.MLF W Y.BKHŠN est : MNKDH, MDYTH, MSWH.. 1108 : YZGGSN W Y.MLF est : MDYTH, RSH... 814 : ZT... est : MDYTH, MSWH..., MNKDH...
MDYT est certainement un dérivé nominal (Nom d’Agent à préfixe m-) d’une racine DYT, non identifiée.
11. Le groupe MSWH MNKDH
On relève une bonne vingtaine d’occurrences de cette séquence dans le seul RIL Cette fréquence fait que l’on est en droit d’y voir un groupe syntaxiquement homogène, peut-être un syntagme Nom1 + Nom2 (déterminant : "complément de nom").
Comme on l’a vu, on a admis depuis longtemps, sur la base des correspondances avec le latin veteranus, une traduction "Soldat de l’empereur". Pourtant, en y regardant de plus près, on constate que sur la vingtaine d’attestations du RIL, seule une minorité (6) présente véritablement une succession immédiate MSWH MNKDH, sur la même ligne, sans rupture ni séparateur : RIL 126, 146, 264, 374, 565, 954. Dans les autres exemples, MSWH et MNKDH se suivent mais n’appartiennent pas à la même ligne d’écriture : RIL 85, 143, 148, 151, 193, 258, 325, 326, 358, 360, 1026, 1110, 443. D’autre part on relève très souvent dans la même inscription les deux termes, dans un ordre inverse et/ou séparés par un autre segment. Ce qui signifie clairement que l’on a pu être simultanément et/ou de manière distincte MSWH et MNKDH :
- MNKDH [...] MSWH : RIL 114, 440, 524, 604, 1070, 1107
- MSWH [...] MNKDH : 156, 384, 601, 614, 814, 1011 Ces faits introduisent un doute sérieux quant à l’existence effective d’un lien syntaxique entre les deux constituants de la séquence. Et l’on ne peut totalement exclure que, malgré les apparences, la suite MSWH MNKDH ne soit en réalité qu’une juxtaposition de titres, le défunt ayant été à la fois (ou successivement) MSWH et MNKDH. On pourrait notamment penser à deux fonctions militaires (deux grades) ; par exemple, à partir des analyses proposées précédemment pour chacun des deux termes :
- MSWH = "garde, soldat..."
- MNKD-H = "officier (supérieur)"
Si, malgré ces réserves, on admet un rapport de dépendance syntaxique entre MNKD-H et MSWH, on doit alors supposer que cette relation est marquée uniquement par la position ou l’état d’annexion du nom déterminant, sans recours à une préposition (n "de", connue par ailleurs en libyque). MSWH MNKD-H devant être restitué sous la forme : *(a)msiwer ( u)mankad (+ Etat d’Annexion) "Garde (de) l’empereur"
Du point de vue de la reconstruction historique de la syntaxe berbère, cette option implique que l’on admette qu’à date "libyque" le rapport de détermination entre deux noms ait pu n’être indiqué que par la marque d’état d’annexion, comme cela est encore le cas, dans des contextes plus ou moins nombreux selon les dialectes, en berbère actuel : kabyle : aman uzarar (+ Etat d’Annexion) = "l’eau (de) la plaine".11 C’est là une thèse que personnellement je soutiens (Chaker 1983 : 375-377 et ici même, chap. 4), mais elle n’est pas unanimement admise.
On pourrait également être tenté de voir des groupes syntaxiques homogènes dans plusieurs autres séquences attestées dans le RIL, notamment :
- MSKR-H MNKD-H : RIL 113, 139
- MDYT-H MNKD-H : RIL 31, 557 Les occurrences sont là vraiment trop peu nombreuses pour autoriser une quelconque conclusion, mais l’hypothèse peut être envisagée.
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Sur le plan des données linguistiques internes, un certain nombre de constats et d’hypothèses sérieuses peuvent être formulés à partir de cet examen de la nomenclature libyque des titres et fonctions. (a)- Les formes berbères actuelles de la dérivation verbo-nominale sont attestées dès l’époque libyque : Nom d’Agent à préfixe m-, dérivé "factitif" à préfixe s- ... (b)- Dans le syntagme nominal "complément de nom", le rapport de détermination entre le Nom1 et le Nom2 a pu n’être indiqué que par la position ou la marque (vocalique) d’état d’annexion du nom déterminant. (c)- Certaines, au moins, des occurrences du mystérieux H libyque pourraient correspondre à notre vélaire /r/ (vibrante vélaire sonore : API [R]). Il s’agissait certainement en libyque aussi d’une consonne postérieure : vélaire, uvulaire ou pharyngale. (d)- Il existait un paradigme de suffixes grammaticaux, combinables avec les nominaux. Trois unités en sont identifiées : -H, -TH, -T’. Leur forme permet de penser qu’il s’agit d’affixes personnels : des "possessifs" selon toute vraisemblance ou, éventuellement, des marques personnelles de prédication ("auxiliaires de prédication de prédicats non verbaux" ; Cf. Chaker 1984, chap. 8, § 5). Je proposerais de les interpréter comme suit :
- H = 1ère pers. du masc. plur. "notre, nos", → berbère = -r (-ar > n-r , -nner), "nous/nos",
- TH = 1ère pers. du fém. plur. "notre, nos", → berbère = -ter ( > n-ter ) [possesseur féminin]
- T’ = 3ème pers. du masc. sing. "son, sa", "le", → berbère = -t ( > n-t, nnit : touareg Ahaggar et -t "le" (régime direct). On notera que la double correspondance -H/-r, TH/-ter constitue en elle-même un indice extrêmement fort en faveur de cette hypothèse.
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A la fin de son étude, Février aboutissait à la conclusion que la titulature libyque de Dougga était probablement ancienne et indigène, mais qu’elle avait dû connaître une adaptation globale au modèle punique. Sur le premier constat on ne peut qu’être en accord avec Février puisque notre propre examen, étendu à l’ensemble du corpus libyque, confirme que :
- Pratiquement tous les termes sont berbères (alors qu’il y aurait sans doute eu présence massive d’emprunts au punique si cette organisation municipale avait été d’origine carthaginoise).
- Une proportion importante de termes est purement et simplement translittérée en punique, ce qui tend à confirmer le caractère spécifiquement berbère de cette nomenclature et du système d’organisation qu’elle recouvre.
- Dans les bilingues, les versions puniques sont presque toujours des adaptations approximatives et non des traductions littérales ; on a ainsi le net sentiment qu’une nomenclature étrangère a été tant bien que mal plaquée sur des réalités locales.
- Les matériaux composant la titulature libyque sont tous des formes (ou sont construits sur des racines) non spécialisées qui appartiennent au vocabulaire de base et au fonds pan-berbère, le plus souvent encore bien représenté de nos jours.
- Les usages de Dougga et de certains bilingues libyque/latin révèlent une tendance à la spécialisation de ce vocabulaire courant.
- Cette nomenclature libyque semble avoir eu une extension large, débordant nettement la Numidie proprement dite. Certains de ces termes se retrouvent sur une très vaste aire géographique (GLDMÉSK = Algérie centrale, MNKD-H = Tripolitaine...).
Tout milite donc en faveur de la thèse d’une formation autochtone de ce lexique des titres et fonctions libyques. Une influence punique ne peut, en fait, être décelée que dans deux cas :
- le terme ŠFª (sufète), emprunté au punique (mais qui ne semble pas jouer un rôle de premier plan à Dougga),
- l’existence de deux GLD, premiers magistrats de la ville de Dougga, qui pourraient être une réplique locale des deux sufètes de Carthage, bien que l’utilisation du terme berbère GLD n’aille guère dans ce sens.
Mais, en revanche, la deuxième proposition de Février (thèse d’une forte adaptation au modèle punique) n’emporte pas la conviction. En tout état de cause, elle ne ressort pas clairement de l’examen autonome de la nomenclature libyque qui est, du point de vue de sa formation, presque totalement berbère et, du point de vue de son contenu, tout à fait distincte de l’inventaire fourni par les versions puniques. On a affaire à deux systèmes indépendants l’un de l’autre dans leurs bases tant formelles que sémantiques.
En définitive, cet aspect de la pensée de Février repose sans doute entièrement sur un a priori "puniciste" : partant de la terminologie punique (qui est connue et aisément analysable) pour interpréter la nomenclature libyque, il conclut à une forte influence du modèle punique sur celui des Libyens. Il est évident que la conclusion est prédéterminée par l’approche elle-même et que la démonstration est circulaire : on retrouve dans le système ce que l’on y a mis au départ ! Il n’est bien sûr pas question de nier, par une relecture "berbériste", une influence (plus que probable) des modèles puniques (et latins) d’organisation de la cité et de la société. Nous constatons simplement que l’étude interne de la titulature libyque ne permet pas de mettre en évidence une pression décisive de ces modèles étrangers, ni même de parler d’une adaptation globale du système libyque. On peut, tout au plus, discerner à travers les bilingues une tendance à la spécialisation de certains termes (GLD, MNKD) sous la pression des usages puniques puis latins.
Sauf à analyser le système social des Libyens à travers la nomenclature punique, on n’a pas vraiment de raison de penser que l’organisation municipale et sociale des Libyens ait nécessairement été calquée sur celle des Puniques. Au contraire, comme dans le domaine de l’onomastique, on serait plutôt fondé à admettre deux systèmes lexicaux indépendants, couvrant de manière plus ou moins parallèle et concordante, les mêmes réalités.
Après tout, si les Libyens SMTYLN et MGDL s’appelaient en latin Rufinus et Paternus, on ne voit guère pourquoi l’on devrait postuler un isomorphisme absolu entre les titulatures libyennes, puniques et latines. Au contraire, tout indique que ce n’était pas le cas.
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